Individualisme moral
La morale est un code de conduite adopté par une société. Mais qui décide en quoi elle consiste ? Au cours des siècles passés, les gens s'accordaient en général sur une idée identique de la morale, mais les temps ont changé. L’hypocrisie des religions institutionnalisées et la sécularisation de la société nous ont laissés à la dérive et sans conception collective du bien et du mal, ce dont pâtit la société. Ne serait-ce pas le moment pour nous de réévaluer la compréhension commune du bien et du mal fondée sur des principes intemporels, universels et éprouvés ?
Afin de saisir plus précisément la direction que prend notre société (à partir des visions du monde courantes au sein de la génération montante), les sociologues américains Christian Smith et Lisa Pearce dirigent une équipe de chercheurs qui mènent une étude nationale sur la jeunesse et les religions (National Study of Youth and Religion). L’équipe a suivi, à partir de 2001, l’évolution religieuse et spirituelle d’un groupe de jeunes gens en retraçant leurs trajectoires et en interrogeant les participants à trois occasions distinctes entre 2001 et 2008. La troisième vague d’entretiens, en 2008, a porté plus particulièrement sur 230 « adultes émergents » âgés de 18 à 23 ans, représentatifs de « chaque région, classe sociale, race, appartenance ethnique, religion, niveau d’études et contexte familial » aux États-Unis. Les résultats sont publiés dans un ouvrage intitulé Lost in Transition : The Dark Side of Emerging Adulthood [Perdus dans la transition : La face sombre de l’âge adulte émergent]. Les questions posées étaient très diverses, mais elles abordaient des thèmes liés à la morale, aux convictions morales et au raisonnement moral.
« Je veux dire, à mon avis, ce qui fait que quelque chose est bien, c’est ce que je ressens, mais les perceptions de chacun sont différentes, donc je ne pourrais pas dire ce qui est bien ou mal pour quelqu’un d’autre. »
Dans le premier chapitre, qui traite de la perte de cap moral, les auteurs notent combien ils ont été frappés par « le fort individualisme que la plupart d’entre eux expriment en matière de morale » ; le consensus actuel parmi les jeunes « est de ne juger personne sur des questions morales, puisque chacun a le droit d’avoir sa propre opinion et de ne pas se laisser juger par les autres ». Environ la moitié convient que « les morales sont relatives, [que] nulle part n'est établi ce qui est bien ou mal pour tout le monde ». Chez ces jeunes, la morale n’est « rien de plus qu’une opinion personnelle subjective ou qu'un consensus culturel. […] La morale est purement un concept social ».
D’après les conclusions de ces chercheurs, la société en général est en train d’abandonner nos jeunes adultes en ce qui concerne leur formation morale : « Aux États-Unis, les adultes émergents constituent une population défavorisée, une génération délaissée, en termes d’informations morales. » Le premier chapitre se termine par une constatation et une interrogation qui mériteraient d'être prises en considération par la société dans son ensemble : ces jeunes « ont besoin de meilleures cartographies morales et de guides mieux renseignés qui leur montreraient comment se débrouiller. La question est : ces cartes et ces guides existent-ils et peuvent-ils être appliqués ? ».
LA NATURE HUMAINE D’ABORD
Les jeunes gens d'aujourd'hui ne sont pas les premiers à adopter une vision individualiste de la morale. Ils suivent une longue tradition qui remonte aux premières traces de la raison humaine. Depuis au moins l’époque du philosophe grec Socrate, l’histoire rapporte les idées de personnes qui croyaient à une aptitude innée des hommes à déterminer seuls ce qui est bon pour eux.
Vint ensuite le haut Moyen Âge, une période marquée par l’élimination de la connaissance et de l’individu sous la houlette de la puissante Église chrétienne (les « Âges sombres » en anglais). Cependant, au XIVe siècle, en réaction directe à cette évolution, les premiers humanistes italiens dont Pétrarque et Jean Boccace prônèrent la liberté de recherche intellectuelle pour que chacun détermine le cours de sa vie. Le professeur d’histoire Steven Kreis souligne dans son manuel très complet (intitulé History Guide et disponible en ligne) que « la période qui s’étend du XIVe au XVIIe siècle a œuvré en faveur de l’émancipation générale de l’individu ». Il présente Dante, Pétrarque, Machiavel et Montaigne comme des défenseurs des « vertus de la liberté intellectuelle et de l’expression individuelle » en ajoutant qu’à leur époque, « l’individualisme et l’instinct de curiosité étaient cultivés intensément. Le doute raisonnable a commencé à remplacer la foi irrationnelle ». Selon S. Kreis, cet « esprit d’individualisme » a contribué à la Réforme protestante « qui, au moins en théorie, incarnait l’application méthodique du principe d’individualisme à la religion ». Il résume ainsi : « Ce fut pendant la période humaniste que la liberté d’expression individuelle et d’opposition à l’autorité fit ses premières apparitions, devenant partie intégrante de la tradition intellectuelle occidentale ».
Cette période de la Renaissance, liée à la renaissance des idéaux intellectuels classiques, donna naissance à l’Âge de raison qui continua son développement avec l’époque des Lumières au XVIIIe siècle. L’évolution se poursuit jusqu’à nos jours sous les grandes dénominations de modernisme et postmodernisme, mais le principe sous-jacent est resté celui de l’humanisme.
L’Association humaniste américaine (AHA, American Humanist Association) définit l’humanisme comme « une philosophie progressiste de la vie qui, sans supranaturalisme, affirme notre capacité et notre responsabilité dans la conduite d’existences éthiques qui aspirent au bien commun de l’humanité, tout en s'attachant à l’épanouissement personnel ». Elle indique que « les humanistes fondent les valeurs dans le bien-être des hommes façonné par les réalités, les préoccupations et les intérêts humains ». Le mouvement s'appuie sur l’engagement intrinsèque « de traiter chaque personne comme dotée d’une dignité et d’une valeur propres, et de faire ses choix en connaissance de cause dans le cadre d’une liberté accompagnée d’une responsabilité ».
Même si cela n’a pas toujours été le cas, les humanistes actuels sont souvent laïcistes. Le slogan de l’AHA est, par exemple, « Good without a God » (Le bien sans Dieu). Dans un humanisme séculier, l’émancipation de l’individu apporte avec elle la liberté d’expression individuelle en dehors des restrictions imposées par la morale religieuse. La laïcité, au sens du sécularisme anglo-saxon, est la conception selon laquelle ni la religion ni les considérations religieuses n’ont de place dans la société, que ce soit en matière de politique, d’économie, d’éthique ou de jugement moral. Même ceux qui prétendent être des humanistes chrétiens ou religieux sont fondamentalement laïcs. Leur but est, selon l’AHA, l’accomplissement de soi mais dans un cadre religieux : « Cette foi, plus axée sur l’homme, émane largement de la Renaissance et participe à ce qui a constitué l’humanisme de la Renaissance.
On peut dire sans exagérer que l’humanisme est à présent la vision du monde prédominante. Il n’est donc pas surprenant que les jeunes d’aujourd’hui soient exposés à l’incertitude morale. Ils entrent dans l’âge adulte alors que le monde est totalement sécularisé. Non seulement leur environnement culturel et éducatif est laïc mais, dans de nombreux cas, leur religion familiale et les pratiques qui y sont associées sont aussi largement profanes. Une grande proportion de jeunes gens reçoivent quelques précieuses consignes morales sur lesquelles fonder leurs décisions. En revanche, ils sont encouragés à décider par eux-mêmes ce qui est moral – ce qui est bien ou mal – et à exercer leur propre jugement en se fiant sur guère plus que ce qui semble correct sur le moment.
CHACUN À SA GUISE
Comme on pouvait s’y attendre, le rapport de Christian Smith a suscité des réactions mitigées. Certains voient le déclin des normes morales comme un mauvais présage pour l’avenir de nos sociétés. Le sociologue James Davison Hunter en fait partie. « Il n’y a pas de fin aux bonnes intentions », écrit-il dans The Death of Character (La mort de la personnalité). « L’attachement des enfants à faire bien est sincère et inépuisable. Cependant, tandis que nous aspirions désespérément à ce que la fine fleur de la morale s’épanouisse et se propage, nous avons en même temps déraciné la plante du sol qui la nourrissait. Nous désirons tellement cultiver des qualités morales, mais à des conditions telles (sur lesquelles nous insistons) que ces qualités finissent par être inaccessibles. »
« C’est malheureusement l’obligation qui nous lie : nous voulons que la fine fleur du sérieux moral s’épanouisse, mais nous avons arraché la plante par ses racines. »
D’autres ne voient aucun inconvénient à ce que l’individualisme moral se développe et le considère en réalité comme un progrès louable, quelque chose à attendre d’une amélioration morale naturelle. Selon eux, l’expansion de la laïcité est une réaction positive aux effets néfastes attribués aux sources morales extérieures traditionnelles.
Comme la pensée humaniste elle-même, ce raisonnement remonte à des hommes comme Jeremy Bentham (1748‑1832) et à la philosophie morale baptisée l’utilitarisme. Le philosophe politique américain Michael J. Sandel, professeur à Harvard, propose cette synthèse de l’utilitarisme : « Son idée maîtresse est d’un énoncé simple et d’un attrait intuitif : Le principe de moralité le plus élevé est de maximiser le bonheur, c’est-à-dire l’excédent total de plaisir sur la douleur. »
Après J. Bentham, est arrivé John Stuart Mill (1806‑1873) qui a prolongé les travaux de son prédécesseur. Dans son traité de 1859 intitulé De la liberté, il écrivait : « Le seul aspect de la conduite d'un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain.* » Ces propos semblent particulièrement proches des positions adoptées par de nombreux adultes émergents dans l’étude de Smith sur la jeunesse et les religions.
Cela fait très longtemps que la morale ne cesse d’évoluer. Le stade actuel résulte donc de nombreuses années de fabrication. Christian Smith souligne l’évidence : les adultes émergents « ne sont que le reflet du monde des adultes plus âgés, le reflet des grands courants sociétaux et culturels, de ce qui a été façonné pour eux et de ce qu’on leur a enseigné ». Il dit d’eux qu’ils « apprennent bien » et « ne demandent qu’à profiter des avantages tirés de l’abondance de biens matériels et de choix de consommation dont ils disposent ». Tandis que les États-Unis épousent de plus en plus massivement la laïcité, ils s’écartent des points d’ancrage qui ont traditionnellement procuré à la vie un certain socle moral. La laïcité intègre les idées de philosophes tels que J. Bentham et de J. S. Mill, et entretient la dynamique de l’individualisme moral.
UN SOCLE MORAL
Pourquoi rejette-t-on aujourd’hui la morale absolue ? D’une part, la définition des absolus ne fait l’objet d’aucun consensus. D’autre part, nous n’admettons pas qu’une autorité, quelle qu’elle soit, nous dise comment vivre. Convenons qu’il est difficile d’être persuasif quand de nombreuses institutions proclamant une morale absolue s’avèrent être elles-mêmes en faillite morale. Comment une institution peut-elle afficher des normes morales absolues alors que ceux à qui elle est confiée sont dénoncés pour avoir enfreint précisément les normes qu’ils prônent ? Comme le note Christian Smith, « la notion de "morale absolue" est particulièrement ambiguë, donc difficile à aborder. À notre avis, c’est ce qui désarçonne de nombreux adultes émergents et les pousse vers le relativisme ».
Alors, au lieu de déclarer simplement qu’il faudrait vivre en appliquant une norme morale absolue, pourquoi ne pas entreprendre un examen complet afin de justifier que les critères appliqués sont appropriés ? Cela impliquera certainement de chercher ailleurs qu’en soi-même puisque les critères actuels, tels que définis intérieurement, ne sont manifestement pas source d’harmonie.
Michael Sandel soumet cette réflexion : « Un engagement public plus vigoureux pour lutter contre nos désaccords moraux devrait procurer une base plus forte, et non plus faible, en faveur d’un respect mutuel. Au lieu de négliger les convictions morales et religieuses que nos concitoyens apportent dans la vie publique, nous devrions leur accorder un intérêt plus direct, qu’il s’agisse de les remettre en question ou d’y prêter attention et d’en tirer un enseignement. […] Une politique d’implication morale n’est pas seulement un idéal plus motivant qu’une stratégie d’évitement, c’est aussi un fondement plus prometteur pour une société juste. »
Tout discours public devrait prendre en compte l’état moral de notre société ; les convictions générales actuelles, qu’elles soient religieuses ou autres, devraient être contestées afin d’apprécier si la population vit effectivement une existence paisible, heureuse et épanouissante en pratiquant l’individualisme moral. Il convient d’évaluer avec soin les études approfondies telles que celle qu’ont menée C. Smith et ses collègues. Si l’individualisme moral est un progrès moral, pourquoi les familles et les mariages affichent-ils des taux d’échec sans précédent ? Pourquoi tant de jeunes errent-ils sans but dans la vie et souffrent-ils de dépression ? Pourquoi la généralisation de la criminalité est-elle un problème persistant ?
Puisque nous en sommes aux questions, pourquoi ne pas injecter dans cette équation une dose d’ouverture d’esprit à l’égard des principes donnés à toute l’humanité pour notre bien ? Le Créateur de cet univers et de cette terre est absolu, tout comme sa loi est absolue, ce que synthétisent deux concepts simples : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. […] [Et] Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Toutes les autres lois bibliques qui régissent le comportement humain découlent de ces deux idéaux.
Malgré les façons dont on a tenté de représenter Dieu dans le cadre de religions et de concepts élaborés par l’homme, il reste conforme à lui-même : il demeure celui qui révèle la vérité et la voie que nous pouvons suivre pour accomplir notre potentiel humain. On nous dit que « les desseins de l’Éternel subsistent à toujours » (Psaumes 33 : 11) ; cela signifie que Dieu a un plan d’ensemble pour l’humanité et que ce plan est sûr. En suivant ce dernier, Dieu a fourni un socle moral à la vie humaine pour que nous puissions être heureux. Si nous ne le sommes pas, alors peut-être ne voyons-nous pas ou ne comprenons-nous pas le fondement moral que Dieu a clairement exposé et révélé dans les pages de la Bible. Le roi Salomon de l’ancien Israël, que l’on disait l’homme le plus sage qui ait jamais vécu, a proclamé : « Quand il n’y a pas de révélation, le peuple est sans frein ; heureux s’il observe la loi ! », autrement dit la loi parfaite de Dieu (Proverbes 29 : 18).
En réponse à la question de Christian Smith sur l’existence de cartes et de guides, la réponse est « oui ». Une conception claire du bien et du mal est à notre disposition si nous avons le courage de mettre de côté l’enseignement accumulé obstinément en faveur de l’humanisme et de la laïcité, et d’ouvrir notre esprit à la Parole de Dieu.