Les ombres d’Augustin
L’influence qu’Augustin a eue sur l’Église chrétienne et la société occidentale est en général bien reconnue par les érudits et les théologiens. Mais rétrospectivement, ces philosophies n’ont peut-être pas tant jeté de lumière que ça.
À la fois la communauté chrétienne au sens large et ceux qui rejettent la religion en faveur du rationalisme ont une dette intellectuelle envers Augustin.
À première vue, une telle affirmation semble contradictoire et donc indéfendable. Mais ensuite, toute la pensée occidentale, dont le christianisme traditionnel et le rationalisme sont les produits, a été décrite par le philosophe anglais A. N. Whitehead comme étant une série d’explications sur Platon. Le commentaire de Whitehead était peut-être une grande exagération visant à faire de l’effet, mais si l’on considère que ce commentaire est vrai, ne serait-ce qu’en partie, alors Augustin a apporté une énorme contribution à ces explications.
Comment se fait-il qu’Augustin ait pu jouer un rôle dans ces vues tellement opposées ?
Cela commence par la façon dont il a interprété la Bible. Augustin croyait que personne ne pouvait comprendre la Bible simplement en la lisant. C’était trop facile. Comme nombre de philosophes avant lui, il cherchait toujours à saisir la signification plus profonde. Il a donc fini par considérer la Bible comme une série d’allégories ou de récits dans lesquels les personnages et les évènements ont un signification plus profonde, parfois plus morale. L’interprétation allégorique a tendance à rejeter l’aspect littéral d’un texte et cherche à créer d’autres niveaux de signification que seul l’initié peut apprécier. Le texte devient ainsi un message codé.
Mais la biographie d’Augustin écrite par Peter Brown décrit son interprétation allégorique de la Bible comme un « effort pour l’effort. » En fait, Augustin est allé au-delà des efforts des philosophes et a créé « une explication complète détaillant pourquoi l’allégorie aurait dû être nécessaire en premier lieu. » La Bible, disait-il, est une œuvre destinée à la compréhension des philosophes, non des profanes. Dans son explication sur la nécessité de l’allégorie, Augustin a énoncé l’idée selon laquelle le langage était simplement une forme de signes, ou de symboles. Tout comme Freud allait plus tard considérer que les rêves fournissent des idées avec des possibilités innombrables dans l’esprit du rêveur, Augustin a considéré que la fonction du langage fournissait un sens de compréhension à plusieurs niveaux. Pour Augustin, le but de la compréhension était de s’élever au-dessus des problèmes matériels de la vie afin de rencontrer Dieu comme une « présence ineffable dans les esprits des hommes sages, lorsque leurs esprits planent au-dessus de la matière » (La cité de Dieu 9.16).
Augustin ne fut pas le premier à appliquer l’allégorie aux Écritures. La méthode avait trouvé un terrain fertile à Alexandrie, en Égypte, qui, avec son impressionnante bibliothèque, était l’un des plus grands centres académiques de l’Empire romain. Philon, commentateur juif du premier siècle, avait vécu à Alexandrie et utilisé l’approche allégorique pour essayer de réinterpréter la Bible hébraïque à la lumière de la philosophie platonicienne.
L’interprétation allégorique chrétienne avait commencé à se répandre au début du 3ème siècle avec les écrits de Clément d’Alexandrie et Origène, compagnon d’étude de Plotin qui formalisa plus tard le néoplatonisme. Cela eut pour résultat l’apparition de l’école d’Alexandrie, école dont les vues étaient opposées pendant un certain temps à l’école d’Antioche, en Syrie. Antioche était réputée pour son interprétation littérale des Écritures, comme c’était, depuis des siècles, la pratique des commentateurs juifs, pratique qui allait être suivie par les apôtres du Nouveau Testament. L’emploi du terme littéral ne reniait pas tant l’utilisation de l’allégorie ou de la typologie dans les Écritures que l’approche d’Alexandrie, qui était, elle, basée sur une vision du monde néoplatonicienne. Mais l’école d’Alexandrie trouva un nouvel avocat en la personne d’Augustin. Ce dernier ajouta son soutien à cette approche interprétative.
Le tribut le plus célèbre d’Augustin fut son oeuvre La cité de Dieu (De Civitate Dei) dans laquelle il soumet toute activité divine dans l’histoire de l’humanité – passée, présente ou future – à l’interprétation allégorique. La philosophie et la religion y étaient mélangées. C’est dans la future Jérusalem céleste que tout serait accompli, et non dans une nouvelle version de ce monde. Comme Brown l’écrit : « Les vertus que les Romains avaient attribuées à leurs héros, ne pourraient être atteintes que par les citoyens de cette ville ; ce n’est qu’à l’intérieur des murs de la Jérusalem céleste que la noble définition de Cicéron de l’essence de la république romaine pouvait être accomplie. »
Augustin puisa le nom de son œuvre dans Psaumes 87 : 3 : « Des choses glorieuses ont été dites sur toi, Ville de Dieu », mais il a mal interprété l’intention du psalmiste. L’universalisme du psaume et son appel au gouvernement divin a un rapport évident au règne de Dieu dans le domaine humain. Le psaume se rapporte également aux évènements prophétiques bien connus d’Ésaïe 2 : 1-4, où toutes les nations viendront à Jérusalem pour apprendre la voie divine. C’est un passage précurseur de la vision sur l’ultime nouvelle Jérusalem qui se trouve dans l’Apocalypse. La Bible hébraïque met l’accent sur l’implication de Dieu dans les affaires humaines, concept qui était incompatible avec l’état d’esprit philosophique. La vision de Jean sur la nouvelle Jérusalem représente une situation qui a seulement lieu après que l’humanité ait atteint la paix, la prospérité et le bonheur millénaire. Augustin a réduit ces deux vues en une seule, et a, de ce fait, créé la confusion autour du récit biblique.
À l’image des platoniciens, les néo-païens avaient affiné leur religion au fil de plusieurs siècles de débat. Par comparaison, le christianisme d’Augustin semblait stérile et simplet.
Comme ce fut le cas pour la plupart de l’œuvre d’Augustin, La cité de Dieu était une réponse à une menace exercée sur ses croyances et celles de son Église. Au 5ème siècle, l’Afrique du nord, où il habitait, devenait un asile pour les réfugiés venus d’Italie, la péninsule étant attaquée par les Visigoths. Parmi ces arrivants, il y avait de nombreux néo-païens bien éduqués, dont quelques-unes des familles avaient parfois été liées à Augustin lorsqu’il enseignait à Rome et à Milan. Ces réfugiés amenèrent donc avec eux non seulement leurs pratiques païennes mais également leurs théologies païennes. À l’image des platoniciens, ils avaient affiné leur religion au fil de plusieurs siècles de débat. Par comparaison, le christianisme d’Augustin semblait stérile et simplet.
Brown donne un bon équivalent moderne de la situation dans laquelle se trouvait Augustin. Il écrit : « Accepter l’Incarnation [de Dieu en Jésus] était semblable à un Européen d’aujourd’hui refusant l’évolution des espèces : il aurait dû non seulement abandonner la connaissance la plus avancée et la plus rationnelle à laquelle il avait accès, mais aussi, par implication, toute la culture qui s’était répandue par de tels accomplissements. Brusquement, les païens étaient les hommes ‘sages’, les ‘experts’, les prudentes, et les chrétiens étaient ‘stupides’ ». Augustin, essayant de les sauver de leur paganisme, écrivit à ces « hommes sages » dans leur style, en utilisant leur langue et leur façon de penser et en citant leurs philosophes. En agissant ainsi, il a réuni les idées de ces philosophes avec celles de la Bible. Leurs idéaux et leur moralité étaient égales à celles exprimées dans les Écritures et trouveraient une place égale dans la cité de Dieu. L’approche philosophique, spécialement le néoplatonisme et son allégorie, devint le moyen de comprendre le christianisme.
Cependant, en préférant l’allégorie, Augustin a endossé la perspective et les processus intellectuels des philosophes d’antan. Mais est-ce que son point de vue continue de nous affecter à l’heure actuelle ? Nous allons à présent examiner deux domaines dans lesquels les opinions d’Augustin diffèrent de la Bible tout en ayant eu un impact sur le monde moderne (voir « La foi philosophique » et L’avis originel sur le péché).