Retour sur les manuscrits de la mer Morte
Des écrits très anciens découverts dans le désert de Judée sont, depuisRevenons sur l’histoire de ces écrits antiques et sur ce que nous pouvons en apprendre. plus de 50 ans, au cœur d’un conflit. Qu’avons-nous appris de ces textes à l’origine de tant de débats ?
Au moment où les Nations Unies délibéraient sur la constitution d’un État juif en mai 1947, un jeune Bédouin, Mohammed edh-Dhib, faisait une découverte incroyable : il tombait par hasard sur un ensemble de jarres en terre cuite tandis qu’il cherchait l’une de ses chèvres, égarée dans les grottes qui surplombent Khirbet Qumrân, non loin de la mer Morte. Dans ces jarres, il trouva une série de rouleaux en cuir très anciens, que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de manuscrits de la mer Morte.
On pense que ces rouleaux furent cachés pour être sauvegardés dans le désert aride de Judée à la fin des années 60 de l’ère chrétienne, alors que les légions romaines convergeaient sur Jérusalem afin d’éliminer le régime juif. Il est d’autant plus étrange que leur révélation ait coïncidé avec la naissance du nouvel État juif.
Pas une première
Apparemment, ce n’est pas en 1947 que les manuscrits de la mer Morte ont été dérangés pour la première fois depuis le premier siècle. Bien qu’on en attribue la découverte à un berger bédouin en 1947, il semble que des rabbins du début du troisième siècle aient eu connaissance d’une cachette de rouleaux non loin de Jéricho.
Cette information permit au père de l’Église catholique du troisième siècle, Origène, de localiser près de Jéricho un manuscrit des Psaumes en langue grecque, dans des circonstances similaires à celles de la découverte faite au vingtième siècle. Les érudits ont débattu avec passion pour savoir si Origène avait eu accès aux rouleaux que nous connaissons aujourd’hui sous la dénomination de manuscrits de la mer Morte, ou à une autre cache de documents.
Cinq cents ans après Origène, un Juif karaïte, Daniel al-Qumusi, découvrit des rouleaux dans la même région et les porta à Jérusalem. Les karaïtes étaient une secte qui s’appuyait sur les Écritures et ses enseignements pour inspirer leur mode de vie et leurs actes, plutôt que sur le Talmud comme le faisait le judaïsme rabbinique. (Les karaïtes furent souvent considérés comme des descendants des sadducéens, tandis que le judaïsme rabbinique attribue ses origines à la tradition pharisaïque.) Les rabbins de Jérusalem ne montrèrent aucun intérêt pour les rouleaux d’al-Qumusi. C’est pourquoi toute information sur leur origine et leur teneur disparut de Jérusalem avec la communauté karaïte. Selon certains érudits, la découverte d’al-Qumusi permit de découvrir un document singulièrement sectaire, connu aujourd’hui sous le nom de « Document de Damas », à Qumrân ainsi qu’à la Genizah du Caire appartenant à une synagogue karaïte, dès la fin du dix-neuvième siècle.
De même, il est paradoxal que, si l’identité de la personne qui cacha les rouleaux s’est perdue au cours de l’Histoire, un sort presque identique ait attendu les rouleaux. Les bergers nomades musulmans tirèrent rapidement parti des récipients en terre et de leur contenu. On dit qu’ils essayèrent de brûler quelques-uns des antiques parchemins en cuir dans leurs feux de camp pour élever légèrement la température par une nuit froide. Ainsi, les manuscrits auraient tous pu partir en fumée s’ils n’avaient dégagé une odeur âcre en se consumant.
Mohammed et sa famille portèrent quelques autres rouleaux à un cordonnier de Bethléem, espérant sans doute qu’ils seraient plus utiles en matière première pour fabriquer des sandales qu’en combustible pour le foyer. Le cordonnier, connu sous le nom de Kando, se disait aussi marchand d’antiquités ; conscient de la valeur potentielle des rouleaux, il offrit quelques pièces de monnaie contre la trouvaille de la famille bédouine.
Il fit ensuite porter par les Bédouins quatre rouleaux à Mar Samuel, le métropolite de l’Église orthodoxe syrienne de Jérusalem à laquelle appartenait Kando, afin d’en connaître la valeur et d’en savoir davantage sur eux. Au début, l’entourage du métropolite refoula les visiteurs, les prenant pour des mendiants, mais les Bédouins réussirent finalement à exposer le but de leur visite. Mar Samuel paya 24 livres Sterling de l’époque pour les quatre rouleaux, somme que Kando avait auparavant accepté de partager avec les Bédouins.
LES ROULEAUX CHANGENT DE MAINS
À ce stade, personne ne savait même dans quelle langue étaient écrits les manuscrits. Le métropolite contacta donc un professeur de l’Université hébraïque de Jérusalem, Eliezer Sukenik, dans l’espoir de déterminer leur valeur.
Le professeur avait déjà appris que le cordonnier Kando avait en sa possession quelques rouleaux similaires, même s’il n’avait pas réalisé que tous venaient du même endroit. E. Sukenik voulait les acheter au marchand, mais la situation était pour le moins délicate. La région était alors en pleine ébullition. Pourtant, le 29 novembre 1947, le jour même où les Nations Unies votaient la fondation de l’État d’Israël, E. Sukenik risquait sa vie pour se rendre à Bethléem, dans la zone arabe, afin d’y acquérir les trois parchemins que Kando détenait encore.
Par la suite, Mar Samuel prêta les quatre rouleaux en sa possession au professeur de l’Université hébraïque pour qu’il les examine. À un moment donné, E. Sukenik et l’Université avaient donc tous les rouleaux en un seul endroit, ignorant toujours que ceux-ci provenaient de la même grotte à Qumrân. Cependant, même lorsqu’il fut sollicité, Mar Samuel refusa de vendre ses manuscrits à E. Sukenik, et le professeur dut les lui rendre à contrecœur.
Après un nouvel examen des trois rouleaux qu’il avait achetés à Kando, E. Sukenik conclut qu’ils avaient appartenu à une communauté essénienne dont des sources historiques avaient établi l’existence dans la région. Plus tard, l’archéologie confirmera que Khirbet Qumrân était effectivement le site possible d’une activité des Esséniens.
Jusqu’à cette époque, la Palestine avait été gouvernée dans le cadre d’un mandat que la Société des Nations avait accordé à la Grande-Bretagne en 1919, après la Première Guerre mondiale. Or, dans les deux années qui suivirent la découverte du berger à Qumrân, la Palestine fut partagée selon les termes de la résolution des Nations Unies de 1947 et le cessez-le-feu de la guerre de 1948-49 qui s’ensuivit. En conséquence, le désert de Judée tomba sous le contrôle de la Jordanie et le resta jusqu’en 1967. Des tensions continuelles entre Arabes et Israéliens compliquèrent considérablement les efforts entrepris pour faire toute la lumière sur les curieux rouleaux.
Des tensions continuelles entre Arabes et Israéliens compliquèrent considérablement les efforts entrepris pour faire toute la lumière sur les curieux rouleaux.
À peu près au moment de la partition de la Palestine, Mar Samuel emporta secrètement sa collection aux États-Unis pour la conserver dans un coffre de banque. En 1954, il fit passer une annonce dans le Wall Street Journal afin de la vendre : un acte illégal selon les Jordaniens, car les rouleaux avaient été découverts sur un territoire qui appartenait désormais à la Jordanie. Néanmoins, un éminent archéologue israélien, Yigal Yadin, répondit par le biais d’intermédiaires et acheta les rouleaux pour l’État d’Israël contre 250.000 dollars. En revanche, ni Mar Samuel, ni les Bédouins ne tirèrent bénéfice de la vente, et le fisc saisit la plus grande partie des gains.
Pour Y. Yadin, l’acquisition des rouleaux était une victoire personnelle. Son père n’était autre qu’Eliezer Sukenik, l’homme qui, le premier, avait identifié les parchemins, mais aussi établi leur datation et leur origine. Malheureusement, E. Sukenik était mort l’année précédente et il ne vit donc jamais les sept rouleaux de nouveau réunis. Ils sont aujourd’hui exposés à Jérusalem-Ouest, dans le Sanctuaire du livre, un musée spécialement construit dont la forme architecturale s’inspire d’un couvercle de jarre, rappelant les objets en terre cuite dans lesquels les rouleaux furent découverts.
À LA RECHERCHE D’AUTRES ROULEAUX
Dès que la découverte des rouleaux fut rendue publique et qu’ils furent évalués, une « course au trésor » s’ensuivit. Une équipe archéologique dirigée par Roland de Vaux, de l’École biblique de Jérusalem-Est – sous contrôle jordanien –, rivalisa avec les Bédouins, lesquels considéraient toujours les manuscrits comme une source potentielle de revenus.
On finit par extraire des rouleaux de onze grottes de la région de Qumrân. Le musée Rockefeller, également situé à Jérusalem-Est, devint le dépositaire de toutes les pièces recueillies par la suite dans les grottes. En tout, plus de 800 rouleaux furent trouvés, bien que seize seulement fussent intacts, au moins en grande partie. Le reste comptait plus de 15.000 fragments de dimensions variables. La grande majorité des manuscrits avait subi les ravages des deux mille années écoulées et même le climat désertique, pourtant favorable, n’avait pas pu les préserver.
Au fil du temps, des universitaires ont regroupé d’autres rouleaux et écrits, en plus des manuscrits de la mer Morte, essentiellement en raison de leur proximité dans le temps et/ou dans l’espace. Il s’agit des textes de Massada, la forteresse juive du premier siècle bâtie sur un promontoire désertique, et de ceux de Bar Kochba relatant la révolte du deuxième siècle, ainsi que des pièces provenant du site samaritain de Wadi el-Daliyeh et des documents de la Genizah du Caire, réserve de la synagogue du neuvième siècle abritant des exemplaires endommagés de la Torah et d’autres manuscrits.
MAINTES IDÉES ERRONÉES
Après la révélation de leur existence au vingtième siècle, les manuscrits de la mer Morte restèrent pendant vingt ans la propriété de deux institutions universitaires voisines, quoique séparées par un mur infranchissable. Étant donnée l’impasse politique où se trouvaient Arabes et Israéliens, la plus grande partie du travail de traduction (autre que sur les sept premiers rouleaux) dut être confiée à des universitaires chrétiens, non à des homologues juifs. Cette situation a fait naître l’idée que les rouleaux étaient liés au christianisme, davantage qu’au judaïsme. Les raisons de cette interprétation disparurent en 1967, avec la guerre des Six Jours et la prise de Jérusalem-Est par Israël. L’École biblique et l’Université hébraïque pouvaient enfin unir leurs efforts.
Même après que les principaux rouleaux eurent été traduits et mis à la disposition du public, ils restèrent le sujet d’aigres discussions. Dans les années 1980, le Vatican se trouva incriminé dans un complot religieux. Cependant, les accusations selon lesquelles il retardait la publication des traductions des manuscrits se révélèrent finalement sans fondement. Plus qu’autre chose, elles mirent simplement en évidence l’apathie qui s’était emparée du projet. Elles portaient spécifiquement sur des documents découverts dans la Grotte 4, mais qui n’avaient pas encore été publiés officiellement en totalité, bien qu’une grande partie ait paru par bribes dans des journaux universitaires. La difficulté résidait dans le nombre même de fragments de rouleaux. Aucun manuscrit intact n’avait été trouvé dans la grotte. Rassembler le puzzle en associant des lambeaux de parchemins ou de papyrus prenait beaucoup de temps. De plus, l’assemblage des traductions partielles était un défi presque identique au travail sur les antiques fragments eux-mêmes. Pourtant, en fin de compte, une traduction intégrale officielle vit le jour.
Les attentes de ce qu’on allait découvrir dans les rouleaux avaient échauffé les esprits. Mais les écrits anciens n’ouvrirent pas les perspectives que tant de personnes avaient espérées. Les rouleaux ont été intéressants principalement pour les sphères universitaires, non pour le judaïsme ou le christianisme.
Les écrits anciens n’ouvrirent pas les perspectives que tant de personnes avaient espérées.
Quelques érudits, par exemple, redoublèrent d’efforts pour essayer d’identifier les premiers personnages chrétiens dans les textes des rouleaux. Jean le Baptiste et Jacques le Juste (frère de Jésus) furent tous deux proposés pour le « maître de Justice » auquel il y est fait référence. Toutefois, ces affirmations n’ont jamais été prouvées.
Dans la même veine, José O’Callaghan, un prêtre espagnol, déclara que certains fragments en grec provenaient du livre des Actes et de l’Évangile de Marc. Cependant, pour défendre sa théorie, il dut manipuler le texte fragmentaire à un tel point que ses idées trouvent aujourd’hui peu de partisans.
Quant aux chefs du judaïsme, ils considérèrent d’abord les rouleaux comme un simple vestige d’une variante de leur religion qui n’aurait pas survécu à l’ère romaine. Les textes apportèrent peu à la compréhension du judaïsme pharisaïque ou rabbinique moderne. En revanche, d’une certaine façon, les rouleaux ôtèrent bien quelque chose au judaïsme. Effectivement, leur découverte établit indubitablement le pluralisme qui existait dans la religion juive au cours des siècles précédant la chute de Jérusalem en 70 de l’ère chrétienne. Ce fait seul transforma la compréhension du contexte religieux et social du premier siècle, notamment celui du christianisme primitif : on finit par le considérer comme une autre forme de judaïsme, conception qui amène et met en lumière la question sur l’écart qui sépare aujourd’hui les deux religions.
LES LEÇONS DU PASSÉ
Les bienfaits nés de la découverte des manuscrits de la mer Morte sont nombreux. Parmi les rouleaux se trouvaient des textes bibliques et leurs commentaires, ainsi que des documents sectaires exprimant le point de vue théologique d’un groupe particulier de Juifs (probablement des Esséniens). D’autres textes étaient pseudépigraphiques, c’est-à-dire des écrits quasi-bibliques tels que le livre des Jubilés et le livre d’Énoch, lesquels étaient très populaires à cette période. Les manuscrits comptaient également de la correspondance et des documents juridiques concernant, par exemple, des contrats de mariage.
Comme ils comprenaient des textes en différentes langues, les rouleaux aidèrent infiniment à la compréhension des langues de l’époque, que ce soit l’araméen, le grec, ou bien l’hébreu – que les Esséniens semblent avoir élevé au rang de langue de la religion. La récupération des documents hébreux améliora considérablement la connaissance moderne de cette langue puisque, jusque là, elle n’avait été comprise qu’à partir des textes bibliques essentiellement.
La découverte d’un si grand nombre de rouleaux et de fragments relatifs aux Écritures mit également l’accent sur la façon dont la population percevait alors les textes sacrés. Un seul livre de l’Ancien Testament, le livre d’Esther, n’a pas été retrouvé à Qumrân. Parmi les rouleaux sectaires, les citations tirées de certains livres bibliques (comme le Deutéronome, le livre d’Ésaïe et les Psaumes) dominaient. Les prophéties de Daniel bénéficiaient également d’un statut particulier. Il est révélateur que les Évangiles et les écrits apostoliques s’appuient clairement sur ces mêmes livres au travers de fréquentes citations.
Les parties sectaires des manuscrits de la mer Morte témoignèrent de l’intensité des sentiments religieux qui existaient aux premiers temps du judaïsme. Ainsi, les rouleaux ajoutèrent une nouvelle dimension à notre compréhension croissante de la société dans laquelle était née l’Église primitive. Ils montrèrent que la communauté religieuse de cette époque se polarisait sur de nombreux sujets, parmi lesquels le temple et même le calendrier. Le comportement religieux était apparemment une source de discorde dans la société.
Bien qu’ils n’aient pas dévoilé de nouveaux documents sensationnels comme beaucoup l’avaient espéré, les manuscrits de la mer Morte renseignèrent de nombreux domaines d’études bibliques au cours des cinquante dernières années et, en fait, ils continuent de le faire.