La vie est pleine de questions
Comprendre l’Ecclésiaste
Érudits et lecteurs occasionnels ont tout autant de mal à trouver la logique de l’Ecclésiaste, avec ses points de vue changeants et ses apparentes contradictions. Que pouvons-nous apprendre de ce livre ?
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(PARTIE 34)
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Dans la Bible, le livre de l’Ecclésiaste fait partie de la littérature de la sagesse. Son titre est dérivé du terme grec ekklesia (assemblée, congrégation, église) et porte le sens de prédicateur ou d’orateur devant une assemblée. Le livre est attribué à « l’Ecclésiaste, fils de David, roi de Jérusalem » (Ecclésiaste 1 : 1). Bien qu’aucun nom ne soit donné, on admet traditionnellement que le roi Salomon en est l’auteur, en supposant qu’il a délibérément dissimulé son identité.
Le titre du livre en hébreu, Qoheleth, signifie « celui qui intervient dans l’assemblée (qahal) ». L’histoire d’Israël rapporte que « le roi Salomon assembla [qahal] près de lui à Jérusalem les anciens d’Israël et tous les chefs des tribus, les chefs de famille des enfants d’Israël, pour transporter de la cité de David, qui est Sion, l’arche de l’alliance de l’Éternel » (1 Rois 8 : 1, Nouvelle Édition de Genève 1979, sauf indication contraire). La tradition juive s’appuie sur ce lien linguistique pour établir que Salomon est l’auteur du texte. En ces termes, il correspond à « l’Ecclésiaste » qui, conforme au type salomonien, « fut un sage, [il a] enseigné la science au peuple, et il a examiné, sondé, mis en ordre un grand nombre de sentences [proverbes] » (Ecclésiaste 12 : 11).
En étudiant le rôle de Salomon à travers les écrits qui lui sont attribués traditionnellement (Cantique des Cantiques, Proverbes et Ecclésiaste), la bibliste de l’Ancien Testament, Katherine J. Dell, cite un vieux commentaire juif : « Quand un homme est jeune, il compose des chants ; quand il avance en âge, il transmet des observations proverbiales ; devenu un vieillard, il parle de la vanité des choses. » Si cette affirmation est exacte, Salomon a écrit l’Ecclésiaste après avoir perdu ses illusions, vers la fin de sa vie.
Alliées à d’autres précisions du texte, ces différentes références servent la conviction de nombreux intellectuels selon laquelle Salomon qui, grâce au discernement reçu de Dieu, avait été rendu « plus sage qu’aucun homme » (1 Rois 4 : 31), était effectivement « l’Ecclésiaste » mais qu’il avait, à la fois, démérité en s’éloignant de Dieu et été amené, plein de regrets, à admettre ce qui importait réellement dans la vie.
Un autre point de vue remet en question le raisonnement qui fait de Salomon un Qoheleth désabusé. Premièrement, des linguistes ont noté que le texte hébreu de l’Ecclésiaste présente des indices d’une rédaction nettement postérieure à l’époque de Salomon. Deuxièmement, les éléments qui permettent d’associer clairement Salomon ne figurent pas plus loin que le chapitre 3. Troisièmement, l’idée que Salomon aurait caché son identité pose des problèmes ; il ne semble guère logique d’agir ainsi si le but du livre est d’aborder le cynisme né de réflexions sur les cycles apparemment infinis de la vie « sous le soleil ».
Ces perspectives alternatives soulèvent d’intéressantes questions sans en résoudre beaucoup. Quel que soit l’auteur que nous décidons d’admettre, comment expliquer les points de vue changeants et les apparentes contradictions de ce livre ? Un érudit en a formulé les dilemmes ainsi : « L’auteur est-il incohérent, perspicace ou confus ? Est-ce un réaliste absolu ou simplement un incrédule ? Est-il orthodoxe ou hétérodoxe ? Est-ce un optimiste ou un pessimiste ? En définitive, le message du livre est-il « Soyez comme le Qoheleth, l’homme sage » ou bien « Le Qoheleth a tort, ne tombez pas dans son piège » ?
Alors, que pouvons-nous apprendre de ce livre ? Peut-être que ses incohérences sont un moyen de comprendre sa signification. Autrement dit, le cœur du livre décrit l’état d’esprit perturbé et instable du croyant qui a laissé grandir sa vision cynique de l’existence jusqu’à brouiller sa compréhension, mais en qui il reste une lueur vacillante de vérité à propos de Dieu.
« Un survol des introductions et commentaires courants révèle rapidement que l’Ecclésiaste prête à des interprétations contradictoires. »
Au sujet du livre
On peut penser que l’ouvrage est structuré ainsi : le discours imaginaire d’un personnage salomonien désenchanté, encadré par l’introduction et l’épilogue d’une tierce personne. Son genre pourrait être vu comme les conseils d’un père à son fils — en l’occurrence sur les dangers de conclure que la vie n’a aucun sens. En intégrant l’exemple de la défaillance morale survenue chez l’homme le plus sage du monde, l’auteur finit par conclure que la seule leçon incontournable est celle-ci : « Écoutons la conclusion de tout ce discours : “Crains Dieu et respecte ses commandements, car c’est ce que doit faire tout homme” » (Ecclésiaste 12 : 13, Segond 21).
Le cadre se compose donc d’une introduction en 11 versets qui évoque objectivement l’Ecclésiaste et son propos, ainsi que d’un épilogue qui dissipe le pessimisme central du livre. L’ouverture résume une approche du monde blasée, qui exprime la futilité et la brièveté de la vie humaine tandis que les cycles de la nature se succèdent sans fin : « Tout part en fumée » ou « Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. [...] Une génération s’en va, une autre vient, [...] il n’y a rien de nouveau sous le soleil » (1 : 2, 4, 9). La même affirmation sur la futilité de l’existence est répétée presque à l’identique, juste avant l’épilogue (12 : 10).
Un récit à la première personne du singulier débute au verset 12 du premier chapitre : « Moi, l’Ecclésiaste, j’ai été roi d’Israël à Jérusalem. » Ici, Salomon ne peut pas être l’autre prédicateur, puisque ce roi parle de son règne au passé et que, jamais de son vivant, Salomon n’a cessé d’être le souverain de Jérusalem.
Pourtant, les paroles de l’auteur corroborent l’idée que nous entendons la voix de Salomon. De nombreux détails concordent avec la renommée du souverain en matière de richesse, de sagesse et d’excès. Le fait que Salomon disposait d’une immense fortune et de la capacité de négocier des biens exotiques étrangers et de planifier et bâtir des constructions et leur aménagement (1 Rois 6 ; 7 : 1‑12 ; 9 : 15‑19 ; 10 : 22), confère une certaine crédibilité à l’assimilation de l’Ecclésiaste au roi : « J’exécutai de grands ouvrages : je me bâtis des maisons » (Ecclésiaste 2 : 4).
Le Salomon historique a aussi commis des excès, désobéissant directement aux instructions divines en épousant de nombreuses femmes étrangères. Ce qui rejoint peut-être la volonté de l’Ecclésiaste de tout expérimenter dans la vie, de connaître le plaisir et la folie, le vin et la musique : « Tout ce que mes yeux avaient désiré, je ne les en ai point privés » (1 Rois 11 : 1‑4 ; Ecclésiaste 2 : 3, 8, 10). Mais cela peut également expliquer pourquoi il était devenu cynique à propos de la vacuité d’une telle existence. En définitive, peu importe que l’on vive dans l’opulence ou la pauvreté, que l’on travaille dur ou pas, que l’on ait des paroles sages ou insensées, la mort frappe tous les hommes et, avec elle, disparaissent tous les biens matériels. C’est ainsi que, malgré la sagesse rapportée dans l’histoire d’Israël (1 Rois 10 : 23), l’Ecclésiaste salomonien dit qu’il a « haï la vie » (Ecclésiaste 2 : 12‑17).
Après ce point, les références au monarque diminuent, ce qui rend difficile de défendre l’idée que Salomon soit l’auteur.
« L’Ecclésiaste est un livre étrange et déconcertant. Il exprime un vécu qui, de manière générale, n’est pas jugé religieux : douleur et frustration nées d’un regard inflexible sur les absurdités et injustices de la vie. »
Cogitations d’un cerveau ambivalent
Le troisième chapitre contient le passage bien connu qui décrit la vie comme une succession d’opposés universels : « Il y a [...] un temps pour toute chose sous les cieux » (3 : 1‑8). L’idée qu’il traduirait un abandon du cynisme reste sujette à discussion. L’Ecclésiaste dit que Dieu nous demande de profiter de cette vie physique, avec l’éternité comme possibilité ; cependant, il indique aussi que « si un homme mange, boit et jouit du bien-être au milieu de tout son travail », c’est un don fait par un Dieu dont l’Œuvre est impénétrable. Il poursuit en observant que, parfois, une personne subit une injustice tandis que la bonté est présente, mais il conclut que Dieu sait ce qu’il fait et qu’il accorde apparemment un temps pour l’une et l’autre (versets 9‑13 et 16‑17).
L’Ecclésiaste tient des propos ambivalents sur la condition humaine qui ne semble guère meilleure que la vie animale. Ce qu’il voit comme la futilité de l’existence humaine l’amène à conclure que les hommes et les animaux sont peu différents, puisque tous subissent la mort. Il conclut dans le style carpe diem : « J’ai vu qu’il n’y a rien de mieux pour l’homme que de se réjouir de ce qu’il fait [...]. En effet, qui le ramènera pour qu’il voie ce qui sera après lui ? » (versets 18‑22, Segond 21). C’est un thème repris dans les chapitres suivants.
Après avoir commenté la réalité de l’oppression, la quête de satisfaction par un dur labeur ou des biens matériels, la solitude de beaucoup, l’importance des amis et la tristesse d’une popularité éphémère, l’Ecclésiaste conseille de veiller aux rapports avec Dieu. C’est une approche calculée. Pas d’imprudences, pas de promesses excessives, pas de vœux intenables. Pourquoi donner à Dieu l’occasion de s’irriter ? De même, créer et gérer des richesses peut conduire à une immense déception. Il convient donc d’adopter une approche mesurée. En fin de compte, nous quittons ce monde sans rien.
Il termine finalement par un autre encouragement à jouir du présent : « Voici ce que j’ai vu : c’est pour l’homme une chose bonne et belle de manger et de boire, et de jouir du bien-être au milieu de tout le travail qu’il fait sous le soleil, pendant le nombre des jours de vie que Dieu lui a donnés ; car c’est là sa part » (5 : 17).
Notre égalité devant la mort est un autre thème récurrent du livre ; l’Ecclésiaste exprime plusieurs conclusions positives, avant de les neutraliser par la certitude de la mort. Même un enfant mort-né est plus heureux qu’un homme qui est père de nombreux enfants mais ne fait rien de sa vie (6 : 3‑6). En conséquence, « mieux vaut aller dans une maison de deuil que d’aller dans une maison de festin ; car c’est là la fin de tout homme » (7 : 2).
Pourtant, le même chapitre montre que l’Ecclésiaste n’est pas totalement dénué de sagesse pratique : « Mieux vaut [...] un esprit patient qu’un esprit hautain. [...] Ne dis pas : D’où vient que les jours passés étaient meilleurs que ceux-ci ? Car ce n’est point par sagesse que tu demandes cela. [...] Ne fais donc pas attention à toutes les paroles qu’on dit, de peur que tu n’entendes ton serviteur te maudire ; car ton cœur a senti bien des fois que tu as toi-même maudit les autres » (versets 8, 10, 21‑22).
Ce schéma se reproduit ensuite sur plusieurs chapitres, où l’Ecclésiaste conseille d’obéir aux autorités pour notre propre bien, puisque le temps et le jugement rejoindront la volonté divine si quelque chose est injuste. L’Ecclésiaste sait également que les hommes tirent une grande satisfaction d’une vie heureuse avec leur épouse et dans leur travail, que le temps et les circonstances affectent tout le monde, et qu’il faut s’attacher à la sagesse plus qu’aux comportements insensés (8 : 2‑6 ; 9 : 9‑11, 16‑18 ; 10 : 2‑15).
« Cependant, quoique le pécheur fasse cent fois le mal et qu’il y persévère longtemps, je sais aussi que le bonheur est pour ceux qui craignent Dieu, parce qu’ils ont de la crainte devant lui. »
Dernier conseil
Pour amener la conclusion de l’ouvrage, l’auteur s’adresse aux jeunes gens en leur conseillant d’apprendre des observations de la vie transmises par l’Ecclésiaste : ils devaient éviter la folie due à l’inexpérience de la jeunesse ; ils devaient profiter de la vie tant qu’ils étaient forts, mais devaient comprendre qu’ils restaient redevables de leurs décisions insensées (12 : 1‑2). Le corps physique ne tarde pas à se détériorer et finit par mourir. C’est pourquoi ils devaient reconnaître leur Dieu créateur pendant qu’ils le pouvaient encore, car tous cheminaient vers la même destination : « la poussière retourne à la terre, comme elle y était, et [...] l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné » (12 : 9).
Le corps principal du livre se termine par une reprise de la déclaration d’ouverture, « tout est vanité » (1 : 2 ; 12 : 10) mais nous savons qu’à diverses articulations du texte, l’Ecclésiaste a accepté l’implication de Dieu dans la vie, non sans frustration ni réserves. Il a partagé sa vision globale d’une vie de plus en plus désenchantée.
Là, l’auteur du cadre revient pour conclure. Quel sera son dernier conseil à son fils ? Admettant la sagesse de l’Ecclésiaste à de nombreux égards (12 : 11‑14), il réaffirme néanmoins que la reconnaissance de la souveraineté de Dieu est essentielle pour accéder à la satisfaction dans la vie, même en l’absence de réponse à toutes les questions : « Écoutons la fin du discours : Crains Dieu et observe ses commandements. C’est là ce que doit faire tout homme. Car Dieu amènera toute œuvre en jugement, au sujet de tout ce qui est caché, soit bien, soit mal » (12 : 15‑16).
La prochaine fois, nous examinerons le livre des Psaumes.
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